FONDS DE TEINT

1995-1996
Make up and alkyd on Aerolam F-Board
11.8 x 11.8 in / 30 x 30 cm

Il se souvenait qu’auparavant elle avait réalisé des tableaux carrés – format d’équilibre plénier, disait mon maître – qui déclinaient toutes les variétés et qualités du noir : suie, anthracite, fumée, acier. C’était une manière d’exploration d’un nuancier, de poser simplement le regard sur une peau déjà menacée par le moindre effleurement tactile. Puis elle était passée, ayant sans doute épuisé la couleur des vents de la nuit, aux fonds de teint appliqués sur un même support carré, grand comme deux mains, ou presque. Il avait admiré cette palette de terres filtrées par toutes les lumières du jour et du soir, irriguées comme une pâte ténue par les humeurs qui perlent sous l’émoi. Il était hors de question de jamais toucher, au risque de le ruiner, cet incarnat aux noms souvent anglais ou japonais accompagnés de qualifications factuelles, pourtant exposé comme ailes de papillons, Ces fards protégés par la vulnérabilité même de leur matière ne jouaient pas la même partie que la mise à distance qu’on connaît à la peinture. Or le vocable de femme peinte, en espagnol – voire truquée, en italien – lui était naturellement venu à l’esprit. Aussi n’avait-il guère été surpris quand étaient apparues aux murs, à côté des enduits carrés, des photographies montrant le visage d’une fort belle fille de couverture : elle-même, la face surdimensionnée, étroitement cadrée, fixe dans son expression et légèrement levée par-delà le regardeur qui viendrait à chercher ses yeux. Ainsi avait-elle certainement voulu exhausser ces maquillages au repos vers un souffle fantasmatique d’aurore ou de crépuscule (car les inflexions pouvaient être très différentes : tel Odélys sable blond révélait un idéal de transparence, alors que telle base de contrôle correctrice verte effrayait). Climats, états d’âme, températures : elle aimait « la liberté des suggestions très diverses ». Dans une phrase dite d’une voix égale, elle avait parlé d’un « obscur objet du désir » (il avait aussitôt pensé : – rendu obscur pour qu’il dure). Evidemment, il y avait loin entre le désir des tableaux et celui des autoportraits de cette femme qui métaphoriquement offrait (masquait) sa peau. Il avait bientôt imaginé une épreuve de ce visage, par exemple fardé d’un sheer genius complet, collée sur un miroir chez lui, afin d’inverser l’image si convenue de la glace sans tain et de donner présence à – à quoi ? Il avait dès lors, lui faisant face dans sa salle de bains, dévisagé à loisir cette représentation, sans jamais réussir à y pénétrer plus avant. La dérobade avant même la rencontre. Il songeait parfois à ce que Malraux avait écrit de la Maya nue de Goya : « c’est une femme déshabillée qui, sans regarder tout à fait le spectateur, ne l’ignore pas. Elle fait appel au domaine sexuel le moins physiologique : l’individualité ». Laquelle se déclarait ici à fleur de chair. Sans labourage profond ni désordre. Des couches subjectiles que recèlent toujours les images lui étaient revenue une autre fois, vers la fin du mirage, une peinture aussi forte qu’indifférente, les deux Amies de Christian Schad (1928). Leurs regards tournés vers quelque ailleurs au-dedans d’elles-mêmes se perdent dans l’espace et, hors d’atteinte, jettent sans fin à leur poursuite le spectateur dont l’œil reste simultanément rivé au doigt qu’elles mettent dans leurs lèvres. A se demander, dans la clôture silencieuse et le renvoi de soi à soi, si les tableaux de fonds de teint ne désignaient pas en fait que cette pulpe intangible ?

Rainer Michael Mason in catalogue : Fonds de teint, 1997

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